Ma première balade à l'extérieur ! Thorolf a jugé que je tenais assez bien en selle pour affronter les environs. Je suis impatiente de monter la petite jument baie toute calme et docile qu'il m'a choisie pour mon apprentissage. Si au départ, j'étais réticente et même craintive, je suis plutôt à l'aise avec Ehwaz maintenant, et je l'aime bien. Et puis cette sensation de liberté, lorsqu'elle m'emmène au galop dans le pré, c'est grisant. Mais pas question aujourd'hui de la lancer à vive allure, Thorolf m'a recommandé d'être prudente et de rester à ses côtés. Il est très protecteur envers moi depuis que nos liens se sont resserrés, auprès de lui j'ai retrouvé un foyer, une famille, un homme bien qui s'occupe de moi, comme je m'occupe de lui. Je suis toujours sa thraell pour le reste du monde, et je me conduis comme telle au village bien que je ne connaisse pas grand monde. Mais lorsque nous sommes seuls, je l'aime, je suis heureuse que nous nous soyons trouvés …

Le printemps s'éveille, cinglant d'un vent frais cette journée encore grise des restes d'hiver. Emmitouflée dans une chaude pelisse, je lève les yeux vers la forêt sombre qui domine la vallée. Majestueusement accrochée aux monts du loup, elle est impressionnante, presque effrayante, et les histoires que m'ont racontées les gamins des écuries, même si ce sont des légendes, ne me rassurent guère, car elles ont souvent un fond de vérité ...

D'un petit trot tranquille nous traversons les vastes prairies qui jouxtent l'élevage, bientôt il nous faut emprunter un sentier qui nous guide jusqu'à l'orée des bois. Je me concentre sur les petites branches mortes, qui tapissent la terre et craquent sous les sabots de ma monture qui semble toute menue à côté de l'étalon musculeux de Thorolf. C'est qu'il pèse son poids mon géant, il lui fallait une monture à sa mesure. Et Arvak est aussi imposant que son cavalier qui maîtrise sans mal le fougueux animal à la robe aussi noire qu'une nuit sans lune. Ils nous ouvrent la voie signalant le moindre obstacle. Je regrette que le chemin ne soit pas assez large pour que nous chevauchions côte à côte, ce qui du coup me rend la promenade moins agréable. Mais Thorolf s'enfonce entre les résineux de plus en plus hauts, écrasants les pauvres mortels que nous sommes de leur grandeur. De timides rayons flavescents transpercent la canopée, égayant le sous bois. Cependant je me sens oppressée par cette prodigieuse forêt. Je ne sais pas, il émane de cette voûte écrasante comme une menace diffuse. Je la ressens et je n'aime pas ça du tout :

- Attends, Thorolf, attends, marcher un peu. J'aime pas rester dernière, comme ça. Je mets pied à terre en tenant fermement les rênes d'Ehwaz, qui s'agite un peu comme si elle aussi avait décelé quelque chose ...

Il est des êtres chers à qui on adore faire plaisir, parce que la moindre manifestation de gentillesse à leur égard leur procure un bonheur indescriptible, les fait rayonner, et cela donne envie de recommencer, encore et encore. Livia correspond exactement à ce cliché. J'adore lire la joie au fond de ses yeux gris comme des perles d'eau. J'adore lorsqu'ils étincellent avec l'intensité d'un soleil radieux qui se faufile vaillamment entre les lambeaux de nuages d'un azur morose. Son plaisir est le mien, et j'en abuse, autant pour elle que pour moi. Bien-sûr, je ne suis pas riche, mais je découvre mille petites choses qui la comblent et la réjouissent, et me comblent tout autant qu'elle.

Mais où donc voulais-je en arriver ? Ah oui, voilà. Ehwaz sera son prochain cadeau. C'est une jument d'un tempérament docile, elle est sage et malléable, et j'ai vite noté l'harmonie régnant entre la cavalière débutante et le bel animal. Cette première balade à travers bois et sentiers étroits et sinueux est une occasion en or pour étayer mon choix, tout en profitant ensemble d'une journée de détente en ce timide début de printemps. Bien évidemment, ma Livia n'est pas au courant de cette attention, et je me régale à l'avance de sa réaction que je devine euphorique et amusante, même si la belle enfant est plutôt de nature douce et tranquille.

Pour supporter ma solide carcasse de demi-géant, j'ai opté, selon mes bonnes vieilles habitudes, pour Arvak, un étalon colossal et infatigable qui m'a accompagné dans quelques raids à l'étranger. Et nous voici en route, au centre de ce décor dont je connais chaque pierre, chaque branche, mais que ma jolie amie étrenne. Après un séance de trot bien agréable, quoiqu'un brin pépère, je lance ma monture à travers un réseau de fourrés plus denses, afin de compliquer un tantinet la tâche de mon Anglaise. Je modère cependant la course d'Arvak, afin de ne pas distancer ma compagne, que je couve des yeux lorsque notre chevauchée le permet. Je m'en voudrais éternellement si elle chutait en s'efforçant de me talonner de trop près.

Soudain, ma jolie colombe m'interpelle, et pose pied à terre. De son accent chantant et ma foi un peu drôle, même s'il est charmant, elle m'explique qu'elle désire marcher un moment. Ce que femme veut, Thorolf le peut ... Je saute donc également de ma monture et prends la main de Livia lorsqu'elle parvient à ma hauteur. Désolé, ma chérie, j'allais sans doute un peu vite. Tu as raison, flânons un instant. Je referme précautionneusement le col de sa pelisse, et j'en profite pour bécoter ses joues rosies par la course et le vent frais. Des oiseaux piailleurs font la noce dans le feuillage, au-dessus de nos têtes, et je lève vers eux un regard amusé. Ces petits truands font un tapage invraisemblable. Je désigne à mon Anglaise un escadron de bergeronnettes printanières qui sautille sur un piton rocheux, leurs queues couleur olive et paille battant la mesure en cadence. Je n'ai pas le temps d'en dire davantage : un sifflement étrange et indistinct, semblant provenir des Monts du Loup jouxtant la forêt, nous fait soudain sursauter. Aussitôt, le gazouillis des oiseaux s'interrompt. Arvak et Ehwaz, que j'ai accrochés à un tronc, se mettent à hennir nerveusement et à marteler le sol à grands coups de sabots. Qu'est-ce que c'était ? ... articulé-je au bout de trois secondes de confusion. Viens, grimpons sur ce talus, nous apercevrons peut-être quelque chose !

Je reprends la main de Livia et je l'entraîne à toute vitesse vers un monticule rocheux qui domine suffisamment les cimes des arbres pour que nous puissions distinguer les flancs de la montagne depuis son sommet. De là-haut, sans doute pourrons-nous en savoir davantage ...

Comme tout éleveur digne de ce nom, je déteste abandonner mes chevaux lorsqu'ils manifestent une subite inquiétude. En fait, je redoute surtout qu'ils parviennent à se détacher, à force de piaffer furieusement et de tirer sur leur licou, et qu'ils se blessent en s'enfuyant au triple galop à travers bois, mais ce sifflement si étrange et inhabituel m'a perturbé, m'a intrigué, et je désire à tout prix en connaître l'origine. Un tel piaillement aigu n'a rien d'humain, cela me paraît évident. Certes, rien jusqu'à présent ne laisse présager d'une réelle menace, et il est possible que je m'enflamme pour des queues de cerises, mais cette terre est la mienne, et je me fais un devoir absolu de préserver sa tranquillité, qui n'a été que trop souillée durant ces derniers mois. En outre, le passé m'a enseigné que ce qui se révèle trop singulier peut dissimuler un danger sérieux et mérite toute notre attention. Et surtout, je l'avoue, il y a Livia, ma Livia, belle comme un rayon de lune, et je me dois de garantir sa sécurité. La méfiance est de rigueur.

Nous escaladons d'un pas rapide cette colline providentielle, persuadés qu'en atteindre la cime nous apportera la clef du mystère, ou, au moins, quelques indices et une ébauche d'explication. Mais ma foi, par Odin, nous étions beaucoup trop optimistes ! En haut de ce mamelon à la végétation rabougrie, c'est l'obscurité la plus épaisse qui nous accueille. Le brouillard y est plus dense qu'à ses pieds, et il se mêle à la nuit qui enveloppe inexorablement notre monde de sa noire houppelande. Bref, les rusés compères que nous sommes, ma compagne et moi, ne sont pas plus avancés que précédemment. Nous sommes sans doute montés pour rien. Cependant, une odeur bizarre se répand insidieusement, une odeur de brûlé que nous n'avions pas perçue en bas. Y aurait-il un incendie dans le lointain ? Au village, peut-être ?

- Viens, ma chérie, redescendons, et rentrons au bercail. Cette odeur m'inquiète, d'autant plus que je n'arrive pas à discerner d'où elle provient. En y réfléchissant bien, je crois qu'il fait trop humide pour que la forêt s'embrase, il se peut donc que ça vienne du côté des habitations. Mais ne t'en fais pas, mon trésor, la solidarité est de mise chez les vikings, et si l'une ou l'autre maison brûlait jamais, le voisinage ferait le nécessaire pour limiter les dégâts.

Je me veux rassurant et persuasif, alors qu'une inquiétude diffuse m'étreint. Ai-je trouvé les mots adéquats ? Mystère. La dégringolade vers la forêt plongée dans la brume s'avère plus compliquée que l'escalade. La nature nous tend de multiples pièges en glissant sous nos pas racines et cailloux. Une torche ! ... dis-je soudain, alors que nous progressons malaisément. Aide-moi, nous allons ramasser de fins branchages, les entortiller, et y mettre le feu. Ce qui parait simple en théorie s'avère souvent bien plus ardu lorsqu'il s'agit de mettre la main à la pâte et de concrétiser. Le bois est mouillé, et notre assemblage de rameaux et de brindilles s'avère calamiteux. Si bien que je m'énerve rapidement et que j'abandonne soudain. Ça ne marche pas ! Je pense qu'il est inutile que nous nous entêtions. Redescendons prudemment, ma chérie, et tentons de poser les pieds où il n'y a pas d'obstacles.

A peine ai-je prononcé ces mots qu'un vent à décorner les bœufs se met à rugir dans les branches, au-dessus de nos têtes, ployant les arbres comme de simples fétus de paille, et que nous percevons d'énormes battements d'ailes, à basse altitude. Je me saisis précipitamment de la main de Livia et j'attire ma compagne dans un étroit renfoncement entre deux rochers moussus. Nous n'avons pas rêvé : une gigantesque bestiole traverse puissamment les ténèbres.

Notre escalade de la petite colline nous amène en surplomb d'un vallon cerné par des écharpes de brume si dense que nous n'y voyons rien. Et voilà que la nuit tombe et nous englobe dans ses ténèbres aussi soudaines qu'inquiétantes. Du cœur sombre de la vallée s'élèvent des sifflements stridents, hostiles voilés par le brouillard. Des volutes de fumée et une odeur de bois calciné s'en échappent aussi, curieusement, mais je n'ai guère envie de m'attarder longtemps dans cette purée de poix, aussi noire que le malheur. Lorsque Thorolf décide de redescendre, je le suis sans discuter, pressée de retrouver le confort douillet de notre maison. Mais ce retour est chaotique, nous apercevons à peine nos pieds sur le sentier jonché d'obstacles invisibles, je m'accroche à la grande main qui serre la mienne, veillant à ne pas la lâcher, j'ai trop peur de me perdre.

Depuis les attaques perpétrées cet hiver par les géants, et les combats acharnés qui s'en sont suivis, mon esprit cartésien s'est ouvert à tout ce que je pensais n'être que de simples légendes destinées à entretenir la dévotion des Vikings envers leurs Dieux. Même si je n'ai pas vu les créatures qui ont attaqué le village, j'ai vu les dégâts, les blessures qu'elles ont causés. La chape d'incompréhension et de crainte qui est tombée depuis sur Tromso est bien réelle et empoisonne la vie de ses habitants. Se pourrait-il que ces sinistres sifflements soient issus d'une bête, d'un nouveau monstre envoyé pour nous tourmenter ?
Les paroles rassurantes de Thorolf sonnent faux, je le connais trop bien maintenant pour déceler quand il essaie de me dissimuler quelque chose. Et mon imagination commence à galoper, échafaudant des images de monstres, plus horribles les uns que les autres. Au loin, nos chevaux hennissent de peur, mais nous sommes encore à distance respectable. Les essais du viking pour fabriquer une torche sont infructueux avec ce brouillard humide qui nous encercle de toutes parts.

- Pas grave, descendre doucement … J'essaie de faire bonne figure, de me montrer courageuse, mais ce n'est qu'une façade, la panique n'est pas loin, perfide, elle m'envahit peu à peu. Notre descente est périlleuse, les rochers qui bordent le chemin sortent brusquement des ténèbres, silhouettes fantomatiques qui me font régulièrement sursauter.
Soudain de violentes rafales de vent secouent les arbres ajoutant une difficulté supplémentaire à notre périple. Simultanément un bruit, que je peine à identifier, résonne au dessus de nous, c'est comme … comme un battement d'ailes ? Mais c'est impossible ! Elles seraient immenses, ces ailes, et appartiendrait à un animal qui le serait encore plus ! La forêt ploie comme si elle était terrassée par une gigantesque tempête, et moi je reste plantée là, saisie par un mélange de peur, de curiosité et de stupeur. Heureusement Thorolf m'entraîne à l'abri d'une faille entre deux rocs, juste assez grande pour nous accueillir tous les deux. Mes yeux ont bien vu ce que je crois, la même stupéfaction se lit sur le visage de mon compagnon. Alors que le bruit s'estompe légèrement, je lui murmure :

- C'est quoi Thorolf ? Pas oiseau ! Trop gros, pas normal ça ! Pas normal ! Nous partir, vite ! Prévenir Tromso … Mais comment ?
La curiosité me tenaille, très prudemment, je ne peux m'empêcher de sortir de notre cachette pour essayer d'apercevoir cette bête, alors que le bruissement d'ailes s'estompe. Nous devons absolument être capable de décrire un tant soit peu ce qu'on a vu. Mais la lune, les étoiles sont dévorées par le brouillard et tout ce que j'entrevois c'est une l'ombre gigantesque d'une créature ailée, avec une longue queue. Vite nous devons retrouver nos montures, et donner l'alerte avant qu'il ne soit trop tard ...

L'imprudente ! J'ai beau lui chercher illico mille excuses, comme sa méconnaissance des forêts entourant Tromsö, mais aussi de l'impressionnante panoplie de créatures bizarroïdes et dangereuses qui y rôdent, je ne puis la laisser faire ! A présent que nous sommes heureux ensemble, rien d'autre ne doit compter que notre sécurité ! Je refuse qu'elle prenne le moindre risque pour satisfaire sa curiosité ! Et surtout, je refuse de la perdre.

Trois ou quatre mètres nous séparent ! C'est trop, beaucoup trop, alors que les cieux vrombissent comme dans un accès de rage, alors que les arbres, même les plus puissants, inclinent la tête devant ce péril que je n'ai pas identifié. Je sors de ma cachette, une étroite faille entre les rochers, et, en deux pas, pas plus, je rejoins mon Anglaise. Voilà l'avantage de posséder des jambes démesurées. L'autre moitié de moi a les yeux levés vers le ciel. Protecteur, je l'enveloppe instinctivement de mes bras tout en cherchant exactement où elle porte son regard. Mais j'ai beau insister, plisser les yeux, je n'y vois goutte à travers le brouillard qui s'est intensifié et se mêle à la nuit tombante. D'ailleurs l'horrible fracas paraît s'éloigner, cédant la place à une intense odeur de souffre qui envahit sournoisement notre colline, au point de nous priver d'air respirable. La gorge nous brûle soudain. Que faire ? Une scène très ancienne me revient en mémoire : lors d'un raid sur une île dont j'ai oublié le nom, nous nous étions égarés au cœur de marais pestilentiels, où pourrissaient des cadavres d'animaux, au point que la puanteur et les émanations nous firent bientôt suffoquer. Nous n'avions échappé que de justesse à un sort identique à celui du bétail, en nous appliquant sur le nez un linge, certes crasseux, mais qui filtrait suffisamment l'air vicié pour nous permettre de respirer et de nous éloigner vaille que vaille. Je déchire donc vivement un coin de ma chemise, et je le tends à ma compagne, en lui expliquant rapidement l'usage qu'elle doit en faire. J'effectue ensuite la même opération pour moi. Ce n'est pas la panacée universelle, mais c'est mieux que rien.

Soudain, l'infernal grondement reprend de plus belle. Plus proche de nous, apparemment. Ma conviction est faite : ce vacarme n'est pas d'origine humaine. De quelle espèce de monstre les ténèbres vont-elles donc accoucher ? Un hurlement effroyable déchire tout-à-coup la canopée. J'ai beau être un fier viking, je n'en mène pas large. Aucun mortel ne me fait peur, mais l'incompréhensible, l'incohérent, m'épouvantent. Mais où donc sont les dieux sensés nous protéger lorsque le mystère nous enveloppe ?

Brusquement, une silhouette encore indéfinissable surgit du néant et nous survole à basse altitude en agitant lentement d'immenses ailes. Elle est juste au ras de la cime des arbres les plus hauts. Mes doigts se crispent sur les épaules de Livia, mais mon corps se fige. Entre deux lambeaux de brume, la bête nous apparaît soudain bien plus distinctement, dans sa cuirasse d'écailles rouge sang. Quatre pattes puissantes et griffues, un faciès reptilien, un cou et une queue munis d'une effroyable rangée d'épines, le constat est stupéfiant mais incontestable : c'est un dragon. Un dragon de taille énorme, si je m'en réfère à l'image que je m'en suis faite lorsque j'étais encore un gosse et que les anciens nous en parlaient, à la veillée, autour du feu. Je reprends mes esprits. Je me saisis de la main de mon Anglaise et nous nous jetons à l'abri des rochers.
- Ne bouge plus, c'est un dragon ! J'espère qu'il ne nous a pas vus ! ... soufflé-je d'une voix terriblement inquiète à ma jeune thraell, dont les yeux gris reflètent le même effroi que celui qui m'assaille. Mais qu'importe ! Il leur faut à tout prix avertir le village ...