Voilà qui n'était point prévu, mais qui se révèle particulièrement savoureux. En effet, la réserve à bières et à liqueurs nous offre un recoin de pénombre propice aux ébats les plus langoureux, et ma crevette manifeste autant d'impatience que moi à y entamer quelques charmants corps-à-corps. Ses doigts menus gravissent à loisir mes pectoraux saillants, alors que les miens se lancent à l'assaut de son buste de gracieuse et jeune almée, et les vingt filous s'y prennent à merveille pour éveiller mille somptueuses constellations de frissons exquis qui naissent et renaissent sous leurs tendres arabesques. Nos corps réagissent avec volupté, nos pouls se précipitent, je deviens péristyle, - en toute modestie - , et je pressens aux murmures fiévreux de ma fourmi venue d'Angleterre que nos ardeurs et nos appétences sont analogues. Si nous nous abandonnons à cette impérieuse pulsion, nul doute que Hugin et Munin pourront rendre un rapport croustillant à Odin, dont ils sont les messagers ailés et zélés.

Hélas, il doit être écrit dans les astres que notre fougueuse chevauchée vers les sommets enivrants de l'extase sera reportée à une date ultérieure, car soudain le tintamarre s'amplifie dans la pièce voisine. Ça piétine, ça chahute, ça s'agite si fort que ma langoustine et moi en sommes complètement tourneboulés, et que nous nous mettons à craindre une intrusion massive dans notre boudoir improvisé. Dès lors, adieu, veau, vache, cochon, adieu orgueilleux appendice qui lorgnait vers les cieux quelques instants auparavant, mais qui est à présent condamné au mutisme absolu, oui, adieu, car ma princesse d'York et moi-même nous nous voyons contraints de déposer les armes, d'autant plus qu'une immense curiosité, je l'avoue, nous envahit de la tête aux pieds. La puce s'inquiète un instant de ma réaction, mais, à son contact, je me suis ouvert aux autres, je suis beaucoup moins indifférent à ce qui m'entoure, et ces beuglements avinés m'intriguent autant qu'elle. Bon, je bougonne un tantinet, par principe, mais au fond de moi j'aspire à connaître les raisons de ce raffut. Et de toute manière nous serons bien mieux au haras, sous un enchevêtrement de peaux d'ours, pour nous livrer à quelques joyeuses galipettes.

- Mais non, ma chérie, je ne suis pas fâché, je regrette simplement que nous ayons été interrompus par tout ce ramdam. Mais ce ne sera que partie remise, tu n'échapperas pas à mon gigantesque attrait pour tes petits seins blancs ... dis-je en lui offrant mon sourire le plus facétieux et en repoussant machinalement les deux pans de ma chemise dans mon pantalon de cuir. Viens, allons vite vérifier ce qui provoque ce tumulte !

Nous pénétrons dans la salle de réception à l'instant précis où Arnórr en termine avec les règles de ce jeu aussi insensé que palpitant qui conclut bon nombre de nos ripailles les plus échevelées : Hachette-Bouclier ! Déjà, quelques convives manifestent leur intention d'y participer, notamment une frêle rouquine qui accompagne Aldarik, le forgeron. Elle est culottée, car si le lancer des dés ne lui est pas favorable, elle risque de se prendre un fer de hache dans le portrait, ce qui la scarifiera et la défigurera à tout jamais. Soit, si c'est sa volonté, ça ne me fait ni chaud ni froid. Alors que je me penche vers ma crevette pour lui faire part de ces réflexions, et pour souligner la dangerosité de cet exercice, c'est elle qui s'exprime en premier lieu. Et ses propos me stupéfient, à tel point que j'en reste baba. Je comprends certes sa décision, elle est liée à son besoin éperdu de s'intégrer à la masse des villageois, mais fallait-il pour autant qu'elle s'expose à un tel danger ? Je n'en suis pas convaincu. Elle a déjà prouvé tout son courage à l'occasion du raid chez les Pictes, pourquoi cette volonté de surenchérir encore ? Bref, je ne suis guère satisfait, j'aurais apprécié qu'elle me confie au préalable son intention de prendre part à ce jeu, que je trouve soudain profondément débile, avant qu'elle ne s'en ouvre auprès de Arnórr. Trop tard, à présent, mais je suis bien décidé à vider cet abcès lorsque nous rentrerons au haras. En un seul morceau, de préférence.

En attendant cet instant, je m'empare à mon tour des dés qui circulent de mains en mains, remerciant au passage l'inconnue et le forgeron qui ne la quitte pas d'un pouce. Mon ami Mads n'a réalisé qu'un maigre « Trois », et je le regrette pour lui, car ce nombre le condamnera sans doute à brandir le bouclier. L'étrangère a réalisé un « Douze », qui la met en sécurité. C'est pareil pour Arnórr, son « Neuf » est largement suffisant. Il ne faut décidément pas être très intelligent pour avoir de la chance.

- A mon tour ! Et les dés roulent au sol, entre les pieds des tabourets les plus proches. Sept ! ... m'exclamai-je, ravi de ce résultat qui me garantit une fin de soirée tranquille ... à condition que ma crevette ait autant de réussite que moi.