Un père maniant le bois, fort et brut, pour l'amener à devenir le plus subtil des meubles, aux pieds délicatement sculptés, aux tiroirs aussi fonctionnels qu'ornementaux ; une mère bercée par les secrets de la bibliothèque, prenant soin de chaque ouvrage comme s'il était son propre enfant, respirant les mots et caressant les pages ; l'artisanat contre l'érudition, la recette de l'originalité, mélangez les ingrédients jusqu'à ce qu'ils forment une pâte colorée uniforme.
Mesdames et Messieurs, Ases, Vanes et même vous, simples mortels, laissez-moi vous décrire le dessert épicé, parfumé à la sciure, avec un arrière goût d'écriture. Me voici, Ljota, fille unique extraordinaire d'un couple ordinaire. Les étagères sont ma vocation, mais pas n'importe lesquelles, chers humains. Bien que je puisse passer admirer le désordre dans vos chaumières, vos grossiers bibelots ne m'intéressent pas. Mon œuvre ne concerne que le noble livre, dont la beauté de l'objet n'a d'égale que la finesse de son contenu, généreux manuscrit qui n'a pour volonté que l'acte désintéressé d'instruire les ignorants, il mérite de siéger dans le plus élégant des supports, la plus efficace des étagères. C'est là que j'entre en scène.
Révérence. Applaudissements. Commençons.

« Oh non, encore elle ! » fut la phrase que j'entendis le plus dans mon enfance. A peine sus-je courir que je disparaissais entre le dédale de rayons, je n'étais pas apte à comprendre ce qu'étaient les ouvrages qui m'entouraient mais je les aimais déjà. En revanche, je comprenais les meubles, je comprenais le rangement et je comprenais que rien n'était à sa place. Ceux qui ne comprenaient pas me traitaient d'élément perturbateur alors qu'eux-mêmes perturbaient le bon ordre de leurs protégés. Ma mère en faisait malheureusement partie, malgré toute la précaution avec laquelle elle manipulait et classait les livres, elle le faisait mal, mais qui pouvait le lui reprocher ? Ils faisaient au mieux avec ce qui leur était donné et ces étagères auraient gagné à être améliorées. Venant à la seule conclusion que les petites filles n'avaient pas leur place dans une bibliothèque, mes parents finirent par me faire passer le plus clair de mon temps dans l'atelier de mon père. Celui-ci, plus amusé qu'agacé par la curiosité dont je faisais preuve par rapport à son travail, me laissa plus de libertés. Alors qu'il me montrait le façonnement d'un meuble, je lui disais que ça ne convenait pas. Je passais pour une petite peste prétentieuse et arrogante alors qu'en réalité, j'avais juste raison. J'étais toute jeune, il me fallait encore du temps, des mots et de la précision dans les gestes pour pouvoir la transmettre, mais l'idée était bel et bien là, faisant la fière dans ma tête et m'empêchant de passer outre. Des création de mon père, qui était pourtant de vrais objets d'art, je ne voyais que des défauts. Au moment où il accepta de suivre pas à pas mes indications, aboutissant à une œuvre qu'il ne fut jamais capable de reproduire, il comprit que j'avais quelque chose. Quelque chose que nous préférions ne pas faire sortir de la famille pour le moment, pour des raisons qui étaient propres à chacun d'entre mes parents.

Mon père l'appela « un don », ma mère, « un problème ».

Les choses changèrent entre lui et moi, il accepta mieux de me voir aussi dure avec lui, prétendant que c'était hors de mon contrôle alors que ma mère était de plus en plus irritée de le voir se faire commander par un enfant. Elle s'éloignait de lui comme elle s'éloignait de moi et j'étais peinée de la voir si fâchée. Cette femme n'était pas que la gardienne d'un domaine qui me fascinait, elle était celle qui m'avait mise au monde, ce qui la rendait par deux côtés celle que je devais rendre fière. La fierté de mon père, elle, était acquise. J'avais le manque de manières d'un enfant, sans savoir que je conserverais cette facette toute ma vie, mais mon jeune âge le rendait pardonnable. La confrontation avec ma mère fut donc inévitable et j'en vint à lui imposer ma présence, à la marteler de mes questions jusqu'à ce que le barrage qu'elle avait bâtie entre nous ne cède pour laisser se déverser sur moi le flot de ses reproches envers ma personne. Je me noyais dans sa colère et les vagues de mépris me maintenaient dans l'océan de violence. L'eau qui me berçait dans le ventre de la mère aimante me semblait si loin alors que j'avais en face la terreur que j'avais contribué à déchaîner. Une fois qu'il me sembla être totalement engloutie par ce déchaînement de rancœur, je m'échouai, épuisée, pour n'entendre que le clapotis d'un regret lointain. Nous pleurâmes ce jour-là. Nous n'étions ni l'une, ni l'autre, préparées à nous battre de la sorte et à présent, pour tarir la source de notre discorde, nous étions prêtes à changer.

Elle était prête à m'accepter, j'étais prête à me tenir.

Je m'adoucis avec mon père et je lui fis sentir que j'avais moi aussi, besoin de lui. Je lui permis de m'enseigner son art pour que je puisse fabriquer moi même les mécanismes qui trottaient dans ma tête. Je fus de nouveau admise à la bibliothèque et je pus commencer à parcourir l'intérieur des livres qui me fascinaient tant. Découvrant alors un monde d'histoires et de légendes, je me perdis dans les mots, absorbée par leurs discours autant que par leurs formes. Certains jours, j'oubliais qui j'étais et ce que je faisais dans ce monde, je devenais un valeureux guerrier ou une prophétesse clairvoyante, je voyageais dans des terres inconnues, je rencontrais des peuples étranges, je croisais des créatures terrifiantes. J'en oubliais la beauté de l'enchaînement des lettres, l'agréable odeur du papier et la douceur du cuir de la couverture car mes sens n'existaient plus, il n'y avait que le récit, les descriptions ou autres théories qui prenaient toute la place à l'intérieur de moi. J'oubliais ce qui me dérangeait, mes manies qui menaient ma vie, mon caractère pénible, ce qui faisait qui j'étais. J'oubliais le temps qui passait, tout m'intéressait et je pouvais y rester des heures comme des jours, à m'égarer dans les écrits. D'autres jours, il m'était difficile de faire abstraction de l'organisation pour autant et passé quelques temps à tant bien que mal, m'efforcer d'être quelqu'un de respectable, je me surpris à reprendre mon opération de dérangement pour remettre chaque ouvrage à la place que je lui attribuai, sous les yeux ébahis de la princesse d'Asgard.

Ce fut ma première rencontre avec Saga.

Sa présence me sauva d'une nouvelle crise car, malgré son ancienneté dans la bibliothèque du palais, ma mère était impressionnée par la famille royale. Sur le point de remettre les livres dans l'ordre, elle fut interrompue par la princesse qui « préférait comme c'était à présent ». Remarque que j'accueillis avec beaucoup de fierté. Je ne savais pas encore que je serais amenée à la revoir régulièrement mais j'appréciais déjà cette fillette malgré nos différences de statut évidentes. M'appuyant sur les connaissances que j'avais acquises auprès de mon père, je fabriquai ma première étagère toute seule, sans son aide je l'aurais rendue uniquement fonctionnelle, avec, elle était esthétique en plus de cela. Par la suite, je fis entrer au palais quelques unes de mes créations. Pour m'amuser, j'avais aussi créé des jouets, puzzles complexes que je prenais plaisir à détruire et reconstruire et qui, par un curieux hasard, amenèrent sur moi les regard les plus intrigués. Alors que désassembler et rassembler les pièces me détendait, les enfants qui ce jour-là flânaient dans les jardins s'énervaient et abandonnaient lorsque je leur prêtais mes casse-têtes, certains parents s'y essayèrent également sans plus de succès. Il est assez comique de se dire que mon nom parvint aux oreilles les plus haut placées grâce à ces babioles que j'avais confectionnées en premier lieu pour rire. Le titre que je méritais était lui-même un casse-tête, l'originalité de mon domaine rendant la tâche des moins aisées. C'est sous la suggestion d'une jeune Saga qui reconnaissait la terreur de bibliothèque que je devins la gardienne des étagères.

Par la suite, nous nous rapprochâmes de plus en plus.

Il lui manquait une amie de son âge et je m'étais isolée toute seule du monde. Elle m'apporta la patience et je lui fis profiter de mon énergie, elle créait des histoires et moi des rangements, nous étions faites l'une pour l'autre. Elle me rendait capable d'écouter pendant des heures sans broncher et en contrepartie était tout aussi disponible pour ce que j'avais à dire. Je l'aimais beaucoup, elle était ma confidente et j'étais la sienne, le reste de notre enfance ne se fit pas l'une sans l'autre. La force de ce lien m'arracha progressivement à l'atelier de mon père. Seule enfant qu'il avait, je l'anéantis par mon choix de devenir la suivante de Saga, lui qui me voyait déjà menuisière talentueuse. Je ne me résumais pas à créer des meubles, pas plus que je ne me résumais à tenir compagnie à une princesse, mais elle ne me regardait pas comme une curiosité - que ce fut avec admiration comme lui le faisait ou avec inquiétude, comme ma mère en était capable - et ça me suffisait pour me faire basculer de son côté. Je grandis auprès d'elle, faisant par la suite connaissance des autres personnes qu'elle avait choisies pour l'entourer dont le nombre s'accrut au fil des siècles. Au nombre de quatre, j'appréciais chacune d'entre elles même si aucune n'avait la valeur qu'avait la princesse à mes yeux.

Ainsi naquit la Gardienne des Etagères, telle qu'elle à présent. Six siècles et plus encore d'organisation encore aujourd'hui traitée de pagaille par les esprits les moins prêts à évoluer et encore l'éternité pour poursuivre l'arrangement de la bibliothèque. Si vous vous y perdez, vous ne pourrez me manquer, la discrétion ne me connaît pas mais mon efficacité a fait ses preuves. Buvez les mots de Saga tant que vous voulez, mais n'oubliez pas en partant de remettre le livre à sa place.
Salut. Applaudissements. Rideau.