Les vieux ne rêvent plus

Frey donnait les instructions. Tout devait être parfait. Les quelques derniers préparatifs étaient en cours d’achèvement à l’instant même où Frey quittait le salon où il allait recevoir le triptyque des anciens. Cela faisait des lustres qu’ils n’avaient pas été réunis tous les trois en même temps, dans la même pièce, hormis cette bataille sanglante où tout avait bousculé les habitudes des différents royaumes divins d’Yggdrasil. Cette bataille lui avait tout de même laissé un arrière-goût désagréable en bouche et il souhaitait bien vite améliorer les choses pour Vanaheim, ce grâce à ce qui avait été décidé au terme du conseil de paix. Trop de souffrances, mais pas toutes en vain. Chaque jour qui passait, Frey honorait la mémoire de ceux tombés au combat, humble et reconnaissant de leur sacrifice. Plus jamais Vanaheim ne se laissera faire comme cela avait été le cas ces derniers millénaires. Mais assez de triturations émotionnelles, l’heure n’était pas à ces enfantillages de la part de son esprit. Il devait se dépêcher. Ses invités n’allaient pas tarder et il lui restait tant à peaufiner, le temps allait lui manquer. Le temps, ce tueur assassin aussi rapide que la lumière elle-même à certains moments mais aussi lent que la mue d’une tarentule à d’autres.

Toutefois, tout fut fini avec justesse. A peine le Seigneur descendait les escaliers qu’il aperçut la silhouette svelte du Seigneur des Mers. Les filaments dorés de sa chevelure descendaient bas et contrastaient avec la lumière tamisée des torches accrochées aux murs. Un sourire se dessina sur les lèvres du Seigneur vane et il s’approcha de son ami, heureux de le voir en de meilleures conditions que la dernière fois. Une brève accolade amicale emplie de tout ce qui n’avait besoin d’être dit. Il guida Ægir jusqu’à dans la salle à manger et l’invita à s’asseoir, patientant pour Var. Tout naturellement, il s’afféra à servir une coupe de vin à son invité ainsi qu’à soi-même, afin de délier les langues, d’engourdir l’esprit en noyant ces facultés cognitives dans un doux bain d’éthanol.

- « Cela me fait immensément plaisir de vous revoir, mon ami. Je suis navré que nos routes aient dû se recroiser dans des circonstances si tragiques, si violentes. Mais dorénavant, nous ne pouvons espérer que le meilleur, ne croyez-vous pas ? Il but une gorgée de vin, tout en savourant les arômes délicatement fruités de ce liquide carmin. Le repas sera bientôt servit, il ne manque plus que Var, qui ne devrait point tarder. J’espère que vous ne m’en voulez pas, mais j’ai pris la liberté de l’inviter. J’ai eu des échos comme quoi vous aviez eu un accrochage ou une quelqu’autre broutille du même genre… »

C’est alors, que telle une ombre sortie du coin de la pièce, apparut un valet, lui annonçant l’arrivée de Var. Il acquiesça et se leva.
- « Excusez-moi, si vous le voulez bien, j’ai une personne à aller chercher. Je reviens vite. »

Le pas rapide, il s’avança vers le hall d’entrée, où il put voir, aussi belle que la première qu’il l’avait vue, la déesse des pactes. Il s’empressa d’aller lui décrocher un baiser sur ses deux joues, le tout suivit d’une étreinte enthousiaste.

- « Venez très chère, on n’attendait plus que vous.
La prenant par la main, il retourna vers la salle où les attendait le Seigneur des Mers. Il accompagna Var jusqu’à sa place, lui fit servir un verre et fit signe aux servants que la nourriture pouvait commencer à être servie d’ici quelques dizaines de minutes. Il se sentait comme un enfant durant les saturnales. Tout joyeux. Ils étaient tous là comme au bon vieux temps.

Spoiler:

Vanaheim. Lorsque l’invitation lui est parvenue, Aegir s’est surpris à vouloir refuser. La meurtrissure laissée par la bataille est encore trop ouverte pour qu’il puisse se montrer en public et garder la tête haute. L’Océan savait aussi qu’un tel isolement ne le mènerait qu’à sa perte. Ferait perdurer cet état de profonde morosité dans les ressacs de son cœur. Aussi revint-il bien rapidement sur sa décision. Nul besoin d’artifices et de faux-semblants, c’est donc un Aegir paré de sa tenue la plus sobre qui quitte le palais sous les flots pour rejoindre la demeure de Frey. Egoïstement, l’Océan s’autorise une trêve dans sa peine. Et appose sur ses lèvres d’ordinaire figées dans une expression de profonde sévérité, un sourire chaleureux lorsque son regard vient à se poser sur la silhouette de Frey. L’accolade parvient à réchauffer son cœur, tout comme elle ravive les souvenirs douloureux de leur dernière rencontre. Il s’oblige à faire bonne figure, mais une ombre reste accrochée aux traits d’Aegir. Il répond d’un infime signe de tête et d’une nouvelle ébauche de sourire à la première partie de la réplique de son ami, son regard se perdant un instant dans la contemplation des remous pourpres du vin qu’il tient dans sa main. « - Je le suis moi aussi mon ami. J’aimerais avoir un tel espoir, mais pardonnez-moi, l’ombre de la bataille perdure et assombrit mon jugement. » Il achève sa phrase dans un soupir avant de porter la coupe à ses lèvres. Les vapeurs d’alcool le grisent un instant, mais c’est un froncement de sourcils qui accueille les nouvelles paroles de Frey. Aegir joue des épaules, se redresse tout en sondant le regard de son hôte. Il croit, pendant un instant, avoir mal entendu. Avoir perçu un nom qui n’a aucunement sa place dans une conversation à laquelle il participe. « - Vous êtes chez vous, je n’ai nul droit de vous dire qui inviter à votre table. Vos échos n’auront cependant pas su retranscrire la chose si elle vous apparait comme une simple broutille. » L’Océan s’assombrit et se laisse choir dans son siège. Il ignore comment il doit prendre cette annonce, et n’a pas le temps d’y réfléchir plus amplement que déjà Frey se lève et quitte la pièce.

Il a effacé le nom de Var de sa mémoire, comme il le fait à chaque fois qu’une chose vient perturber l’équilibre de sa vie millénaire. Aegir le rancunier. Il refuse à pardonner la déesse. Il le refuse de tout son être, et son obstination se révèle sans limite dans ce genre d’affaire. Mais son cœur, lui, se borne à battre dans une autre direction. Si la surface des mers est d’un calme impérieux en ce jour, sous la chair de l’Océan, une tempête fait rage. Il finit d’une traite sa coupe, et les paupières closes il attend le retour de son hôte. Les bruits de pas se rapprochant le poussèrent à recouvrer la vue, et à poser son regard sur les nouveaux arrivants. Le dieu se lève et salue la déesse d’un signe de tête empli d’un impérial respect. Sa réaction lui arrache un sourire. Intérieur, car sur son visage, l’expression reste la même. Ce savant mélange de calme et d’autorité, duquel ne s’échappe aucune miette de son ressentiment. Il abandonne le dédain qu’il a pu offrir à son ancienne amie ces derniers temps et adopte une attitude beaucoup plus neutre. Efface du bleu polaire de ses prunelles tout ce ressentiment aussi destructeur que du venin. « - Var. Ce n’est nullement mon intention, rassure-toi. » Il n’offensera pas la bonne intention de Frey. Ni n’apportera de querelle en ces murs. Il ne relève pas non plus l’attaque déguisée que lui a lancée la nouvelle arrivante. Il se contente simplement de lui adresser un infime sourire contrit.

Spoiler: