Evacuer les habitants de Tromsø vers Oldervik… Quelle folie était donc passée par la tête d’Hagen ? Une folie tout à fait raisonnable à vrai dire. Kvaløya, leur plus proche alliée, se trouvait à des lieux en bateau : vu l’état du port, les rejoindre était tout simplement impossible et par rapport aux blessures et à la fatigue de nombreux nordiques, le mieux était en effet d’aller au plus proche… Mais cela justifiait-il de demander asile chez leurs rivaux de toujours, eux qui attendaient la moindre occasion pour s’approprier Tromsø ? Njall craignait pour les siens. Sa conviction était que le village devait se reconstruire par lui-même, bien évidemment avec de l’aide, maintenant que les Dieux les avaient laissés à leur sort. Et il y avait un village que le jarl avait négligé, comme son père avant lui, comme tous les autres d’ailleurs : Skafjörd, l’Eternelle. Une petite communauté, de prime abord peu importante, certes. Et c’est pourtant vers là que l’érudit, sans en souffler un mot à quiconque, s’élançait à présent. Penché sur Hagalaz, son étalon bienheureusement retrouvé caché dans la forêt après l’attaque du dragon, il filait à bonne allure, ignorant les potentielles conséquences de cette mission décidée par lui-même. Une grave insubordination. Peut-être même une offense. Néanmoins, il faisait cela pour le village et ses habitants. Hors de question de ramper devant Oldervik, il en allait, selon lui, de leur honneur.

Skafjörd. Seul avec un cheval et quelques denrées jalousement conservées pour l’occasion, ce village n’était pas si inaccessible. De longues journées de cavalcade, certes, sans doute bien trop pour tout une communauté meurtrie. Mais pas pour un cavalier solitaire. Les relations entre ce village et Tromsø étaient cordiales sans être développées. Leur jarl était un jeune loup encore peu assuré, un mal comme un bien : il pouvait être aisément aiguillé pour l’amener à les aider, comme il pouvait tout à fait réagir avec impulsivité et refuser toute discussion, par fierté mal placé. Ajouté à cela la réputation de Skafjörd dans le domaine de la guérison et, surtout, son fameux arbre millénaire. Njall avait toujours repoussé ses visites pour voir de ses yeux cette fameuse relique naturelle, occupé qu’il était à des choses plus pressantes. Puis Idunn était apparue à lui. A présent, cet arbre avait toute l’attention de l’érudit, l’occasion était trop belle. Satisfaire sa curiosité tout en aidant le village, n’y avait-il pas meilleure situation que celle-ci ?

Njall arrêta son cheval et scruta les alentours. Depuis la dernière nuit à la belle étoile, il s’était dirigé en longeant le fjord. De son promontoire, il pouvait entre-apercevoir les dernières fumées des buchers funéraires de Tromsø. En regardant un peu plus vers l’Ouest, l’un des sentiers principaux menant à Oldervik. Le jarl et les autres devaient déjà être arrivés. Il fit faire un tour à son cheval, fouillant les environs, avant d’enfin trouver ce qu’il cherchait : un peu plus bas, à l’écart des côtes du fjord, un monticule de pierres plates. Il galopa aussitôt et, arrivé à sa hauteur, regarda à nouveau autour de lui avant d’apercevoir un second monticule au loin. Parfait, la route se dessinait enfin. L’érudit reparti à une allure plus tranquille, s’emmitouflant dans sa cape de fourrure : l’hiver se terminait, mais le printemps était encore loin d’être arrivé. La nuit, par contre, ne tarderait pas à tomber.

« A ce rythme... Demain, je devrais enfin y être… » murmura-t-il pour lui-même.

Il voyagea encore quelques lieux à vive allure, avant de finalement faire une nouvelle halte : suivre les repères risquait d’être bien trop difficile dans l’obscurité, mieux valait ne pas prendre trop de risques. L’érudit quitta le sentier, s’avançant perpendiculairement à celui-ci pour ne pas perdre sa trace, et alla s’installer sur une petite colline de rochers et de mousse. Dans un renfoncement, il mit en place un foyer qu’il n’eut aucun mal à allumer avec son briquet en amadou, s’emmitoufla dans sa fourrure et observa le feu grandir. A la lueur des flammes, il se perdit dans ses pensées, échafaudant des stratégies, cherchant ce qu’il allait devoir dire pour convaincre le jeune jarl de Skafjörd. Il se devait de réussir. Puis enfin, le sommeil prit le dessus.


Le soleil était tout juste levé, timidement caché derrière un ciel voilé et une épaisse brume. La fraicheur matinale aurait dû être la seule raison du réveil de Njall. Pourtant, lorsqu’il ouvrit les yeux, il sut aussitôt que son instinct avait détecté quelque chose d’anormal. L’érudit se redressa rapidement et sans plus de sommation, tira son épée, le glissement métallique résonnant alentours. Un coup d’œil rapide sur le feu : celui-ci était bien éteint. Un autre vers Hagalaz : un peu plus bas, le cheval avait cessé de gouter la mousse pour redresser la tête et scruter également la zone. Un autre encore vers la route : rien à première vue. Circonspect, l’érudit descendit lentement de la petite colline pour se diriger vers la route, un pas prudent après l’autre. Si, il y avait bien quelqu’un dans cette purée de pois, il en avait la certitude, il sentait une présence. Hostile ? Des brigands ? Ils étaient peu nombreux par ici. Peut-être… Les pisteurs d'Oldervik? À ses trousses ? Cela relevait de la paranoïa, et pourtant… Ou de simples éclaireurs venus de Skafjörd ?

« Qui va là ? » appela-t-il dans la brume. « Je viens de Tromsø. Je n’ai aucune intention hostile, si tant est que vous en soyez dépourvus également… »