C’était une étrange période qu’ils vivaient là. Une période transitoire et incertaine car pour la toute première fois de leur Histoire, ils se trouvaient à l’aube d’un nouveau couronnement. Depuis la bataille, il planait dans l’air un vent nouveau qui exaltait les uns et inquiétait les autres et de mémoire personnelle, Tyr n’avait encore jamais constaté telle fébrilité au sein du Royaume. La criminalité n’avait jamais été un réel problème sur Asgard, mais l’attente qui imprégnait la communauté toute entière faisait monter la tension d’une telle façon qu’il s’était retrouvé avec quelques cas sans précédents sur les bras ces derniers jours. La gravité des faits conservait fort heureusement un aspect bénin, voir cocasse. Par exemple, pas plus tard que ce matin, il avait fait audience à deux hurluberlus qui réclamaient rétribution d’un litige vieux de plus de 1300 ans - et pour lequel ils n’avaient pas obtenu gain de cause à l’époque bien entendu.
Il y a quelques jours à peine, il avait également entendu un ancien Einherjar venu réclamer remboursement pour les préjudices occasionnés par Odin sur sa personne. Le pauvre avait été remercié plutôt sèchement après une avilissante affaire de voyeurisme sur des Walkyries. Un vrai scandale qu’il n’hésitait pourtant nullement à ramener avidement sur le tapis dans l’espoir totalement ridicule d’en tirer quelques gains. Tyr l’avait menacé d’exil à perpétuité pour le faire fuir. C’était d’ailleurs sa méthode favorite pour faire fuir tous les névrosés du coin qui se croyaient permis de débarquer au palais pour débiter toutes les âneries qu’ils n’avaient jamais osés évoqués sous le règne sévère d’Odin.

Le second Prince mettait cela sur l’affection évidente que le peuple portait à l’Invaincu. On se l’imaginait déjà coulant, peut-être même laxiste, car ils gardaient de lui une image pimpante et rieuse, glorieuse mais proche tout à la fois. Si jeune, si brave, si beau et si chaleureux, il était le fils prodigue, aussi doré qu’adoré. Tyr ignorait comment le bougre allait s’y prendre pour imposer la distance qui incombait à son nouveau statut, et il espérait surtout qu’il n’en soit pas de même pour Thor. Cette tête blonde avait-il planifié quoi que ce fût ? Avait-il ne serait-ce qu’un début d’idée ? Pas que Tyr se l’imaginait totalement désarmé face au trône, mais il comprenait si mal la manière dont fonctionnait l’esprit de son frère qu’il avait du coup bien du mal également à se figurer quoi que ce soit sur ses projets futurs. Ce n’était pas non plus comme s’il leur arrivait fréquemment de s’entretenir. Cela faisait des mois en vérité qu’ils n’avaient plus échangé ne serait-ce qu’un mot, un regard. Depuis leur dispute à propos de Sif, ils s’étaient superbement évité, puis Thor avait fuit la citée une fois Jörd dans le décor, et au moment de réapparaitre, son aîné s’était retrouvé avec un trou béant dans l’abdomen.

Depuis, le futur Roi recouvrait lentement mais sûrement la santé, dans l’attente et l’impatience de son futur peuple, et même si les foules se faisaient un sang d’encre quant à un éventuel trépas avant l’heure, Tyr lui, s’était tout simplement et formellement interdit d’en douter dès les premiers instants. Et continuait bien sûr de le faire. Il avait deux raisons majeurs au fait d’agir ainsi. Pour commencer, il en fallait bien un qui s’aveugle obstinément pour compenser ceux au cœur plus tendres et dévorés de peur à l’idée de perdre un être si précieux à leurs yeux. La seconde raison était quant à elle basée sur une foi toute simple, résidu sans doute, de l’éducation maternelle. Pour Tyr, il était impensable que les Nornes se soient données tant de mal à tisser toute cette épique aventure, pour finalement en faire mourir le héro au beau milieu de l’histoire. C’aurait été parfaitement incompréhensible, voir ridicule. C’était ainsi, les choses n’arrivaient pas pour rien. Peut-être que le but finalement était simplement d’inculquer une bonne fois pour toute un peu d’humilité au Roi en devenir. Nul doute que tous ces récents événements l’avaient un tant soit peu assagit !

Ou pas.
Fort de cette idée, songeant par prudence qu’il valait mieux confronter son frère maintenant, encore incapacité, plutôt qu’une fois qu’il aurait recouvré toute sa superbe, songeant également qu’il ne pouvait décemment pas bouder indéfiniment son futur Roi pour une histoire de femme, Tyr avait prit le chemin des appartements de son aîné. Il s’était figuré la scène au pied de son lit, devant un Thor alité, et il était encore entrain de se figurer cette scène au moment de le croiser dans les couloirs comme on croise le premier venu.

Comme la tête blonde venait de disparaître derrière une colonnade, Tyr se demanda l’espace d’un instant s’il ne s’était pas tout simplement projeté un mirage. Lorsque le bougre émergea de l’autre coté de la colonne, il réalisa qu’il n’en n’était rien, fronçant plutôt les sourcils et arrêtant sa marche tout net. Thor était-il plus en forme qu’on ne le lui avait décrit ?
Aussi discret qu’un loup, Tyr fit son pas inaudible et s’avança telle une ombre à la suite de son frère. Quelques instants tout au plus avant que trois hauts Conseillés ne croisent sa route. Adossé contre une colonnade, le Juste écouta le dialogue, non sans laisser un maigre sourire amusé étirer son visage broussailleux.
Thor qui menace de se faire les hauts conseillé du paternel. Voilà qui méritait déjà le déplacement et qui promettait un règne des plus coloré. Et voilà aussi, qui entamait nettement l’élan qui l’avait mené jusqu’ici. L’invaincu semblait de bien belle humeur, aussi désagréable que dans ses souvenirs, et l’idée de devoir se frotter à lui dans l’assurance d’être mal reçu lui hérissait le poil. Le masochisme avait ses limites.

Il hésita donc quelques instants avant de le suivre à nouveau, car il avait rapidement envoyé paitre les trois anciens avant de leur fausser compagnie comme un mal élevé. Tyr les écouta échanger tous les trois sur Thor une fois que celui-ci fut trop loin pour les entendre. Tout en s’éloignant, ils débattirent avec déception de l’impudence orgueilleuse du doré et de leur crainte vis-à-vis du Royaume. Tyr ne les suivi pas plus que Thor, mais son sourire à présent s’était évaporé.
Pas même encore vraiment sur le trône qu’il se heurtait déjà aux convenances. Se heurter aux choses, Thor aimait cela malheureusement…
Secouant la tête avec résignation, le puis-né reprit donc son avancée, empruntant la même direction que son frère dans un entrain mitigé. Il espéra au fond que le Doré l’avait déjà semé, mais il n’en fut rien et il le trouva à la place avachi comme un malpropre sur le sol.

Nouveau froncement de sourcil, accompagné cette fois d’un soupir las. Il l’observa quelques instants, s’approchant sans un bruit, la mine résignée. Une fois de l’autre côté de la colonnade, il s’y épaula, surplombant son frère d’un air sceptique.

« Par les Nornes… voilà qui est embarrassant. Aussi bien pour lui que pour Thor, la situation promettait de laisser un très incommodant arrière goût de malaise… Nouveau soupir tandis qu’il contemplait le spectacle. Je ne comprendrai jamais pourquoi tu t’évertue à détruire ce palais avec autant de systématisme, commenta le Prince en observant cette fois la fissure qui courait tout à côté de son épaule. Avec les sommes astronomiques dépensées pour la guerre, il va falloir que tu t’abstiennes, tu comprends bien que l’on ne peut pas dépenser tout ce qui nous reste en réparations et en maçonnerie. Tu saignes, il enchaîna de but en blanc. Es-tu capables de regagner ton lit seul ou vais-je devoir te toucher ? »

La question était très sérieuse. Il était évident que ni lui ni l’autre n’avaient envie de passer par là. S’il fallait le faire, alors Tyr le ferait, bien entendu. Mais ce serait certainement aussi douloureux pour le cadet que pour l’aîné…

Ce que Tyr constatait en tout premier lieu, c’est que même le corps fendu en deux, son aîné ne perdait pas une miette de cette dévorante passion qu’il avait de tout temps entretenu pour l’emphase et la grandiloquence. Trois mots que lui décochait le cadet et le voilà qui s’embarquait déjà pour l’un de ces exubérants monologues dont il avait le secret, et que Tyr n’interrompit pas même d’un soupir. D’ailleurs, sa mine rébarbative n’exprimait rien si ce n’est l’indolence. Pas le moindre tressaillement de bouche, pas un plissement de sourcil, pas même un battement de cils, pour ainsi dire, il n’était pas plus expressif que la colonnade à ses côtés – voir moins, car la colonnade était fendue, alors que lui-même ne daignait se fendre de rien.

Intérieurement bien sûr, les choses étaient bien différentes. Il notait dument le comportement du doré pour commencer. Il avait eut bien du mal à imaginer l’attitude dont se draperait son frère en le voyant arriver à son chevet, et s’était donc projeté tout un tas de scénarios possibles. Pour la plus part, les scénarios n’étaient rien d’autre qu’une continuité haineuse de leur dernière incartade, souvenir plutôt cuisant, voir humiliant pour le plus jeune. Le ton était pourtant tout autre maintenant qu’ils étaient réellement réunis, et le constater le déroutait quelque peu. Une excellente raison de se rendre aussi illisible que la pierre, une méthode qu’il employait certainement à l’excès pour être honnête, et qu’il exécutait donc en maître. En naissant quelques mois avant lui, son frère avait sans doute absorbé et dévoré toute la spontanéité du monde, n’en laissant plus une goûte pour le second en ligne.

Tout cela pour dire que le simple fait que Thor n’essai pas de lui faire manger le marbre du couloir était en soit une amélioration fulgurante dans leur relation. Et cette constatation déroutée le poussait au repli. Il était comme venu armé jusqu’aux dents, persuadé d’avoir à encaisser quelques coups au minimum, même s’ils n’étaient que verbaux, et se retrouvait un peu bête avec ses piques, ses lances et ses épées inutiles. Il convenait visiblement de les poser, voir de les laisser au placard qui sait ? L’idée mettrait sans doute du temps à se faire sa place dans son esprit.

Mais soit. Thor acceptait l’aide qu’il n’avait proposé qu’à demi-mots et son premier mouvement fut donc de s’abaisser. Ainsi le roi en devenir agrippa ses épaules et le Juste le hissa sur ses longues jambes. Déjà d’imposante stature lui-même comparé aux tailles traditionnelles observées chez les leurs, il se faisait tout de même dépassé d’une tête par son frère. Ce colossal quartier de viande divine reposait au moins la moitié de son poids sur lui, et il était heureux que Tyr soit de puissante constitution, sinon il aurait ployé sous la masse, tout bonnement. Le concerné n’avait pas l’air de s’en rendre compte, mais l’on ne charriait pas l’Invaincu comme une brouette d’argile ! Il avait enroulé son bras valide autour des hanches de son aîné, la poigne solidement refermée sur sa ceinture et le buste penché pour conserver leur précaire équilibre.
Il aurait d’ailleurs préféré le silence jusqu’à destination, mais les babillages incessants de son frère l’obligèrent à s’exprimer d’une voix rendue quelque peu grinçante par l’effort.

« Non Thor je n’ai pas ‘moult félons’ à juger. Par essence, une amnistie générale est généralisée. Cela réduit drastiquement mes possibilités comme tu l’imagines. J’ai par contre tout un essaim de charognards, d’avides et d’idiots à faire fuir. Mais ma tête va bien je te remercie. »

La réplique était comme toujours, un peu trop sèche, et fort peu ouverte à la moindre réponse. Tyr possédait bien des qualités, mais certainement pas l’art de la conversation. La proximité et l’ambiance le désarçonnait de toute manière bien trop pour qu’il soit capable de faire le moindre effort en la matière. Une part de lui s’en rendait bien compte et se fustigeait intérieurement d’être si gauche, sans ironie aucune.
Son supplice prit rapidement fin néanmoins lorsque se dessinèrent les portes des appartements du Tonnerre. Il héla un garde au loin pour que celui-ci daigne ouvrir l’huis, et quelques instants plus tard, les deux premiers fils d’Odin pénétraient l’endroit. Prenant aussitôt la direction de la couche princière, Tyr pressa légèrement le pas car quelques perles écarlates venaient trahir leur itinéraire en s’écrasant ça et là sur le sol.

En s’essayant à un minimum de douceur, il guida le blessé jusqu’à l’assoir sur le couchage, puis se redressa aussitôt. Il avait aperçu quelques compresses de tissu propres sur un petit guéridon de bois savamment sculpté, et il s’en saisit dans le désordre pour les tendre au premier né.

« Compresse ta plaie, lui dit-il avant d’exulter un bref soupir contrarié. A quoi songeais-tu exactement ? Compte tenu de ce qui t’attend, je ne comprends pas que tu persistes à prendre ce genre de décision. C’est excessivement égoïste, est-ce que tu t’en rends seulement compte ? Tu – mais il s’interrompit d’un nouveau soupir. Ce n’était pas cela qu’il fallait dire. Ses fortes tendances moralisatrices et ses sempiternels conseils raisonnables n’avaient jamais charmés Thor. C’était même l’une de ces choses qui lui avait valu tant de railleries et de sobriquets désagréables. Lui parler de cette manière ne ferait que les ramener dans cet éternel schéma vicié. Oublie. Oublie cela. Ce ne sont pas mes affaires, tu fais ce que tu veux après tout. Tu es le Roi. Puis désignant la plaie : De quelle manière espères-tu justifier ce gâchis exactement ? Evites de me rendre responsable de quoi que ce soit, je ne tiens pas à prendre la claque à ta place »

Cette fois, il haussa les sourcils, histoire de souligner tout de même un retour vers une certaine légèreté. Mieux valait qu’ils s’en tiennent là pour le moment, le temps de s’apprivoiser sans doute.

Machinalement, Tyr s’était détourné de son frère tandis que celui-ci ôtait tunique et pansement sanglants, préférant se rapprocher lentement de la fenêtre pour venir s’y adosser, bras croisés, et perdre son regard sur le paysage Asgardien. Très vite, il se félicita intérieurement de ce changement stratégique de position car de cette manière, Thor ne pouvait distinguer qu’une petite partie de son profil et qu’il était donc bien plus compliqué pour son aîné de décrypter la moindre expression sur son visage. Il ne put donc pas percevoir le plissement quelque peu suspicieux qui fut le sien lorsque changea le timbre du Doré. Sa première réponse s’était construite sur ce même ton badin et léger qu’affectionnait tant son interlocuteur, mais la suite fut énoncée d’une voix plus sourde, qui indiquait de manière claire que les questions traitées seraient désormais un tantinet plus sérieuses. En un sens, ce n’était guère pour lui déplaire, car lorsqu’il était question de légèreté il se retrouvait bien désarmé. En un autre sens, c’était complètement pour lui déplaire car cela voulait dire qu’ils s’apprêtaient à entrer dans une phase plus intime de cette discussion naissante et que cette idée l’emplissait de malaise.

C’était un peu idiot de ressentir une telle réticence car c’était bel et bien pour cela que Tyr était venu visiter le blessé. Pour parler. Du moins, pour tenter sans grand espoir d’apaiser ce qui les opposait encore si drastiquement il n’y a pas si longtemps. Pour réaliser une telle prouesse, il s’était douté dès le départ que des choses devraient être dites, notamment par lui, et cette idée le répugnait, tout simplement. C’était quelque chose qu’il était parfaitement capable de théoriser, mais qu’il abhorrait dans la pratique. Ce n’était pas le fait de parler avec Thor qui lui semblait si laborieux – bien qu’un peu tout d’même, c’était plutôt le fait de devoir parler tout court. Certains n’éprouvaient aucune difficulté à mettre des mots et des couleurs sur leurs sentiments. Pour lui c’était un exercice qui relevait de la torture. Il était né ainsi. Taiseux, fier et réservé. Et la vie qui avait été sienne ne lui avait jamais permit assez de pratique pour compenser l’inné. Dans ces situations, il se retrouvait donc tel l’étranger perdu en terre inconnue, hésitant, maladroit et inexpérimenté. Pour un esprit comme le sien, il était incroyablement frustrant de se sentir inexpérimenté. Il aimait avoir le contrôle, si ce n’est de son environnement, de lui-même tout du moins. Ce n’était pas le cas dans ce type de confrontation. Elles le rendaient nerveux, et la nervosité le rendait agressif.

A présent par exemple, il s’agaçait sincèrement du comportement de son frère. Depuis combien de minutes à peine étaient-ils réunis exactement ? Une poignée tout au plus. Pourtant déjà, Thor fichait les pieds dans le plat en abordant des sujets si épineux qu’un bouquet de roses n’aurait pas rivalisé. Leur dernière entrevue, si tant est que l’on puisse lui donner ce nom, s’était soldée par quelques coups de Mjollnir et l’une ou l’autre promesse de mort douloureuse devant l’éternel. Ils s’étaient coudoyés un moment après cela, se niant superbement ou bien se contentant d’œillades meurtrières. S’en était suivi tout ce qui avait suivi, notamment sa fuite qui continuait de le révolter lorsque son esprit s’attardait à ces souvenirs. En somme, c’était la toute première fois qu’ils se retrouvaient dans un tel contexte d’intimité depuis de très nombreuses lunes, et bien des choses avaient changées depuis, qui modifiaient complètement le schéma. Si pour Thor il était simple de s’y acclimater, pour Tyr, c’était comme saisir sa première hache un instant, et combattre son premier troll le suivant. Il manquait trop cruellement de la moindre souplesse de caractère pour appréhender convenablement le passage d’un extrême à un autre. Et pourtant c’était bel et bien avec les extrêmes qu’il bataillait sans cesse intérieurement.

Son essence avait toujours été double, tout comme l’étaient ensuite devenues ses fonctions. Il était tantôt la Justice, tantôt la Guerre, tantôt le Pardon, tantôt le Bourreau, tantôt le Protecteur, tantôt le Vengeur. Entre absolution et punition, il était impossible de trouver le moindre juste milieu. Il était tout simplement condamné à cet éternel conflit intérieur et plus le sujet était sérieux et le touchait de près plus le conflit était grand. Ainsi donc, il détestait présentement son frère. Ce frère à qui les mots ne semblaient jamais faire défaut et qui semblait tout bonnement incapable de dissimuler la moindre émotion, incapable de faire preuve de la moindre retenue. Ce frère qui se baladait avec le cœur en étendard, ce frère aux émotions transparentes et qui croyait bon de les lui étaler à la face, comme s’il savait quoi en faire, comme s’il savait quoi répondre. Et dans l’exacte même temps, il s’émerveillait presque de constater qu’il avait eut tord, car leur affrontement l’avait poussé à croire que plus jamais Thor ne serait disposé à le tolérer, que plus jamais il ne le reconnaitrait comme son frère, et que jamais il ne lui pardonnerait ce qui s’était dit cette fois-là, sur Sif et sur sa bâtardise. Or de toute évidence, rien n’était encore scellé, et Thor assumait sans sourciller de faire le premier pas. Un courage qui l’étonnait et qui lui aurait lui-même fait défaut, assurément. Il avait eu le courage de venir jusqu’ici mais n’aurait pas eu celui d’en venir aux faits. Pas sans de grandes difficultés intérieures en tout cas, et il restait frustrant de voir que ce blondin y parvenait avec tant de naturel et de sincérité.

Et le blondin en question n’eut tout d’abord pour réponse que le silence et un dos immobile. Rien d’engageant ni rien d’encourageant. Simplement, c’était le temps dont Tyr avait besoin pour décider qui de la Hache ou du Bouclier prendrait le dessus. Le premier parti voulait outrageusement nier les faits et prétexter que l’appel adressé à son aîné durant la bataille n’avait été qu’un bref moment de faiblesse, presque un malentendu, et qu’il se serait parfaitement débrouillé sans son intervention et ses petits effets pyrotechniques d’une grandiloquence inutile. Surtout qu’il lui avait demandé de l’aide à propos d’un unique Troll et que ce fanfaron s’était sentit obligé d’exterminer tous les représentants de la race, la preuve que cet insupportable enfant gâté en faisait toujours trop.
Mais le premier parti faisait surtout preuve d’une abjecte mauvaise foi, et aucune de ses motivations n’était louable. Il n’était poussé dans ses mots que par la rancœur, la jalousie, la frustration, et tout un tas d’autres sentiments déplaisants dont il était le tout premier à souffrir. Le premier parti devrait se taire et laisser faire le second. Le second ne savait pas trop quoi dire, mais consentait à s’y essayer.

Finalement libéré du poids de l’hésitation, Tyr laissa échapper un long et profond soupir résigné tout en se pinçant l’arrête du nez. Il ne pouvait décemment pas laisser passer la chance que Thor lui offrait sans aucune résistance. Il ne pouvait pas refuser le dialogue à celui qui serait son Souverain pour les millénaires à venir.

« Thor, Thor, Thor… souffla doucement le Prince qui muettement disait, que me fais-tu faire là mon frère ? Que vas-tu donc me faire dire ? Est-ce vraiment nécessaire ? Comme il savait que la réponse était oui, sans décroiser les bras, sans quitter sa fenêtre, il pivota pour faire face au lit et donc au blessé qui y était étendu. Il lui devait ce respect minimum. Il déglutit, se racla la gorge, tout ce que la nervosité pouvait provoquer comme tic avant de reprendre. Eh bien… Tu n’y es sans doute pas pour rien. Comprendre : dans le fait qu’il se porte bien. Ces trolls causaient d’importants dégâts dans nos rangs, tu en as certainement sauvé plus d’un. Comprendre : moi y comprit. Merci. Comprendre : de m’avoir sauvé la vie. Honnêtement, je serai incapable de te dire comment j’en suis arrivé là, c’était assez confus. Et ça, c’était la pure vérité. Il ne savait pas par quels chemins était passé son esprit. Peut-être car justement, ce n’était pas de l’esprit dont il était question… Enfin, tu sais à quoi ressemble un champ de bataille. Donc je… ne m’attendais pas vraiment à ce que tu répondes. Car… enfin. Tu sais. »

A nouveau pour conclure, il s’était bruyamment raclé la gorge, mimant de trouver un intérêt particulier dans le fait de scruter les tapis. Il s’était quelque peu dégonflé sur la fin, il en avait bien conscience et se sentait parfaitement ridicule pour cette raison. Il avait voulu évoquer leur désaccord, car c’était à cause de celui-ci que Tyr ne s’était pas attendu à une réponse aussi prompt de son aîné. Il était resté sur l’idée cuisante que Thor le haïssait or, il ne sentait pas de haine présentement, et cette constatation le déroutait bien plus qu’il ne l’aurait cru.

Sa première réaction fut à la surprise. Ses épais sourcils broussailleux se rejoignirent sous son front, ne formant plus qu'une ligne sombre, fermée mais interloquée. Il en oublia toute sa gêne et ses yeux bleu nuit se mirent à scruter le visage anguleux de son aîné comme s'il s'était agit de leur première rencontre. Les mots de son frère semblaient avoir une consonance étrange et étrangère, ainsi, il lui semblait qu'il comprenait tout mais ne comprenait rien. Les battements de son coeur accélérèrent encore et bientôt ses respirations ne se firent non pas plus rapides mais plus profondes. Il préférait comme toujours garder la plus grande discrétion quant à ses tergiversations intérieures et une fois de plus, son visage n'affichait rien de plus que ce froncement de sourcil concerné et ce regard à la fois fixe et lointain.

Pourtant, il sentait s'agiter en lui son esprit et son coeur. L'esprit saturait déjà de mille pensées et projections tandis que le coeur fourmillait désagréablement, comme un muscle ankylosés qui se réveille doucement. En soi, ce n'était pas une mauvaise chose, mais Tyr calculait fort bien les risques encourus et ne pouvait empêcher cette sensation de vertige de l'étreindre. Son frère affirmait craindre le futur plus que le reste, voilà qu'ils se rejoignaient enfin sur un point car le sentiment était partagé. A cela prêt que le sentiment en question était probablement loin d'être motivé par les mêmes choses. Son esprit était simplement construit de cette manière sans qu'il ne puisse rien y faire. Déjà, il se projetait en avant afin d'entrevoir les probabilités et les différents scénarios qui découleraient de cette conversation naissante. Déjà, il se trouvait deux, peut-être trois chapitres plus loin, à envisager et estimer. Déjà, il programmait quelle retombées auraient les mots qu'il n'avait pas encore prononcés. Et ce qu'il entrevoyait de toutes ces chimères le poussaient à l’appréhension.

Malheureusement son coeur ne partageait pas ces pulsions. A peine s'éveillait-il que la séduction opérait déjà sur lui. Ces mots-là, il avait rêvé les entendre, il se les était imaginé un million de fois. Et un million de fois il s'était joué le moment où Thor réaliserait enfin qu'il ne l'avait jamais observé avec les bons yeux, qu'il n'était pas qu'une potiche ennuyeuse et inutile.
Mais c'était une époque bien lointaine, et naïve. Après cela, les années aidant, il avait cessé d'espérer quoi que ce fut, et le mot résignation ne faisait qu'effleurer l'état d'esprit qui était le sien aujourd'hui.
C'est qu'il s'était passé bien des choses depuis cette époque lointaine, où il observait Thor et Loki se chambrer affectueusement en brûlant littéralement de jalousie.

Sa mémoire portait aussi loin que le faisaient les années. Une mémoire réputée excellente et hors norme, qui lui était fort utile la plus part du temps. Mais pas toujours. Certains souvenirs continuaient de faire échos en lui et de le meurtrir malgré les siècles, qu'il aurait aimé effacer à tout jamais.

Trop tard, disait Thor. Mais l'était-il ? Était-ce vraiment trop tard ? Il avait cessé d'espérer quoi que ce soit depuis tellement longtemps qu'il l'ignorait lui-même. La première réponse qui lui venait à l'esprit est qu'il lui semblait totalement improbable de pouvoir se réconcilier un jour avec celui qui avait épousé Sif à sa place. Pour cette raison, il lui semblait qu'une part de lui continuerait de se consumer pour l'éternité.
Mais cela restait une part de lui dont il avait apprit à faire fi, tout comme il était parvenu à faire fi de son membre manquant.

Ses pensées ne s'ordonnèrent que lorsque Thor en vint au fait. Endosser le rôle de Conseillé du Roi, voilà qui était bien plus concret et l'aidait à comprendre les motivations de son frère.

Dans sa poitrine, c'était un mélange de fierté et de reconnaissance. De soulagement aussi. Son coeur disait oui bien sûr.
Mais dans sa tête, une voix mauvaise lui susurrait que Thor lui déballait ses belles déclarations par intérêt. Le pauvre réalisait l'ampleur du guêpiers dans lequel il s'était fourré, l'énormité des responsabilités qui lui incomberaient bientôt et éprouvait quelques doutes et inquiétudes sans doute. Le bougre se tournait donc vers lui dans l'espoir qu'il l'allège de quelques responsabilités incommodantes dont la Justice avait déjà l'habitude.

Cela étant dit, il n'envisageait pas de dire non un seul instant. Il avait de tout temps assumé et accompli tout ce que l'on attendait de lui, surtout s'il s'agissait de son Roi. Ses sentiments personnels n'avaient pas d'impact directes sur ses prises de décisions, surtout lorsqu'elles touchaient à la sécurité du Royaume.

-Mon frère, si tu nécessite mon aide, il suffit de me le demander. J'ai toujours assumé toutes mes responsabilités que je sache, qu'elles me coûtent ou pas. Si tu as besoin de moi à ce poste, alors j'accepte la tâche, ce n'est pas plus compliqué que cela. Son ton jusque là tout à fait neutre se fit cette fois plus hésitant. Je veux dire par là que... tu n'as pas besoin de me dire tout cela. Il te suffit de m'expliquer ce que tu attends de moi et je ferai de mon mieux, comme ce fut toujours le cas avec Père. Tu n'es pas obligé de... -je ne sais pas ce que tu crois que j'espère entendre. Tu n'es pas obligé de te plier à ce genre de discours si tu n'en n'as pas envie. Tu t'apprête à devenir roi. Je n'avais pas prévu de te mettre le moindre bâton dans les roues ou de laisser nos différents compliquer la transition. Il s'accorda quelques courts instants de réflexion, et d'hésitant, son timbre laissa percer un rien d'agacement. Je... Je n'ai pas envie d'entendre que tu ne laissera personne m'atteindre. Ne fais pas ce genre de promesse Thor, elles sont bien trop difficiles à tenir.

Se disant, il avait décroisé ses bras, attirant ainsi presque inconsciemment l'attention vers ceux-ci, surtout celui dont il manquait la meilleure partie. Loki n'était apparemment pas personne, car Thor avait laissé son rejeton lui tronquer un morceau.

-Surtout lorsque c'est déjà trop tard. Surtout lorsque c'est toi... qui porte les coups les plus durs, dit-il à mi-voix, le beau visage de Sif revenant planer entre eux une fois de plus.