Sur sa paillasse assise, elle contemple les flammes, les genoux emmurés entre ses bras graciles, et gelés. Son lit est vide, et froid. Voilà bien des nuits qu'aucun homme ne l'a visité assez longtemps pour la réchauffer. Seuls des félins paresseux et ingrats osent encore s'y faufiler.
Justement, l'un d'eux réclame sa caresse nocturne et la maîtresse étend doucement son poignet pour le cajoler. C'est, dit-on, l'animal le plus laid du village : une oreille en moins, quelques dents cassées, le poil clairsemé et de vieilles fractures qui façonnent sa démarche délurée. Nonchalamment, il étire son menton éraflé et les doigts graciles viennent s'y balader. Il se frotte à ses jambes et rampe à ses pieds ; des trois matous qui partagent sa vie, il est le plus reconnaissant. Un bagarreur fini dont les blessures, souvent, ont servi d'entraînement à sa propriétaire.
Il a faim, elle le sent. Elle met longtemps à couvrir ses épaules d'une épaisse fourrure et à se lever. La terre glacée agrippe sa peau comme la mort quémande son dîner. La petite habitation n'a plus la robustesse d'autrefois. Ses murs laissent le vent s'y engouffrer et la chaleur ne sait y demeurer. Il y a bien longtemps qu'aucun homme ne s'en est préoccupé.
D'un vaste pot en terre elle extirpe des restes de carne séchée, et nourrit le tigre affamé. Son repas achevé, il délaisse sa maîtresse à ses pensées et s'en revient au chaud, creusant dans les couvertures son nid rond et douillé.
Une minuscule ouverture fait office de fenêtre. Curieuse, la guérisseuse s'en approche et y glisse son visage de poupée. Dehors, le paysage semble figé ; il accentue encore le caractère immuable de ces étendues gelées.
Le fond de l'air lui fait plisser le nez. Tout lui paraît trop habituel, beaucoup trop parfait. Soudain, un besoin irrépressible de visiter l'extérieur, et la voilà sortie.
Le froid qui s'infiltre entre les peaux de bêtes et lui cisaille les mollets, elle ne le sent plus. L'obsession est telle qu'elle s'avance à pas pressés vers la silhouette qui lui tourne le dos et surplombe la vallée.
Le souffle court, elle s'arrête un instant derrière Lui pour respirer. Sa première impression obtient confirmation : le vent transporte avec lui une odeur de brûlé.
«
Pourquoi n'étais-tu pas à mes côtés ? » L'interrogation se fait du bout des lèvres, pourtant elle est sincère. L'union de la Guérisseuse et du Forgeron ne fut guère très heureuse ; tous deux trop distants et indifférents, ils ne surent jamais se trouver vraiment.
Pas de réponse : elle constate avec déception qu'il n'a pas changé. Du moins concernant cet aspect de sa personnalité, car l'aura qu'il dégage est brillante, ses traits rajeunis et sa peau, brûlante.
Il est là, près d'elle, son défunt mari. L'homme auquel son père a cru bon de l'unir afin qu'elle ne manque de rien lorsqu'il serait parti. «
Tu verras ma fille, c'est un honnête homme, et un fier guerrier. On n'en dit que du bien ; il t'assurera une vie prospère et saura te protéger », que le vieillard disait.
Il est là devant elle, immobile et muet. Peu importe, il ne lui a jamais vraiment parlé. Hormis pour lui donner des ordres ou quelque recommandation. Elle ne lui en veut pas, bien au contraire. Le silence lui a toujours été précieux, et malgré l'incompréhension qui a longtemps régné entre eux, elle sait qu'il est bienveillant à son égard, depuis le premier jour.
«
Le froid ne t'atteint pas... » Elle murmure en baladant ses doigts sur son torse joliment dessiné. «
Je ne le sens pas non plus ».
Il est vrai. La chaleur qu'il dégage est plus intense à mesure qu'elle s'approche, et la moiteur de l'air se fait presque étouffante.
Alors qu'il contemple l'horizon embrasé par les premières lueurs du jour, elle note son obsession pour la ligne infinie. Imperturbable, il boit le ciel et ses reflets mordorés, des couleurs venues se perdre dans son regard bleu glacé.
«
Ils arrivent ».
Soudain, la voix s'élève et fend l'atmosphère d'une angoisse délétère. Tout de suite, elle ne saisit pas. Sa main si frêle vient enserrer celle du guerrier. «
Ansfrid... » Mais ce nom qu'elle souffle, celui de son époux, ne trouve aucun écho. Tout son est ainsi balayé par le vacarme ambiant qui surprend le paysage.
La tempête après le calme.
L'océan de ses yeux tremble alors que tout son corps se raidit. Elle voit, comme lui, les perles orangées accouchées d'un ciel devenu vaporeux. Ce sont milliers d'étoiles incandescentes qui peignent la voûte céleste à la vitesse de l'éclair, et s'imposent à eux. Force brute, pure magie qui descend des cieux pour envoûter Midgard... «
Qu'est-ce ? »
La réponse est pour lui évidente.
«
Ils arrivent ».
***
Ses yeux meurtris peinent à s'ouvrir.
Les premières lueurs du jour baignent le modeste village de Tromsó. Tout son corps lui pèse, les environs ne cessent de tournoyer.
Une main sur son front et l'autre plongée dans la boue, elle identifie malgré tout des silhouettes familières qui vont et viennent de parts et d'autres de son corps inanimé. Beaucoup de rires, de soupirs désespérés et d'humour fielleux. Il y a bien longtemps que plus personne ne s'inquiète de savoir si elle a besoin d'aide pour se relever.
Pâteuse, sa bouche s'entrouvre et se referme sur des saveurs amères ; vestiges d'un clair de lune beaucoup trop arrosé.
«
Áslaug... » Un grand gaillard se détache de la masse hilare agglutinée autour d'elle. Elle le reconnaît quand il se penche pour constater la tristesse du spectacle et entreprend d'essuyer ses joues sales avec un pan de sa tunique. «
Tu es... pitoyable. Tu ne cesseras jamais de l'être ». Il évoque la honte qu'elle lui fait ressentir, mais des trois frères, il est celui dont le cœur est le plus pur. La compassion qu'il a pour elle lui a bien des fois rendu service.
«
Je suis bien trop bon avec toi. Tu n'en fais qu'à ta tête ! Si Alrik et Einar ne te parlent plus, c'est que tu le mérites ».
Dans sa puissance presqu'animale, il relève avec aisance les frêles épaules de la
völva, qu'il mène dans ses bras jusqu'à sa hutte, à l'orée du bois.
Dans la masure il l'allonge, la nettoie puis la couvre ; aussi blanc que la neige, son corps frissonnant est glacé. «
Quelles substances douteuses as-tu ingérées cette fois ? »
Le ton de sa voix, empreint de reproches et rugueux, contraste avec la douceur de ses gestes. Il est presqu'incroyable qu'un bonhomme aussi grand possède autant de retenue. «
Les gens ne viendront plus jamais se faire soigner Áslaug, s'ils ne peuvent avoir confiance en toi ».
«
J'en ai besoin. Je dois Voir »... A peine s'est-elle redressée pour lui répondre que la voilà de nouveau affalée sur ses peaux, éreintée. Son cadet soupire et lui tend matière à se désaltérer. «
Voir qui ? Ansfrid ? Cela fait plus de trente six lunes qu'il est mort. Je me souviens de la date car elle coïncide avec la naissance de ton neveu ».
«
Tu ne comprends pas... »
Elle insiste, il s'impatiente.
«
Je suis comme les autres, Áslaug. Je ne peux pas croire quelqu'un qui boit comme un trou et se réveille fréquemment dans la boue en prétendant consulter l'avenir ! Nous savons tous que tu es capable de grandes choses, et que père t'a légué ses talents... Fais donc honneur à ton héritage et force le respect des habitants. »
Son esprit altéré la fait souffrir ; des efforts énormes lui sont nécessaires pour soutenir la conversation.
«
Il y en a qui y croient ». «
Si peu. Tout le monde se moque de toi ».
«
J'ai vu quelque chose cette nuit. Ce n'était pas un rêve, mais une prémonition ». Doucement, elle boit, repose son godet près d'elle, et replonge dans les prémices d'un sommeil agité.
Le frère s'approche, inquiet ; il caresse délicatement son visage pour s'assurer qu'elle n'est pas encore tout à fait endormie.
C'est alors que ses lèvres se détachent pour exprimer une angoisse :
«
Ils arrivent ».
Les doigts du géant se perdent dans les vagues blondes que dessinent ses cheveux emmêlés. Il sait se montrer tendre, uniquement lorsqu'elle n'est pas suffisamment consciente pour pouvoir un jour en témoigner.
«
Qui donc ? »
Elle répond à voix basse, comme incertaine de sa vision et de sa signification :
«
Les Dieux ».